TEMPLES ET SANCTUAIRES AU JAPON | ||
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L’architecture religieuse japonaise nous fascine par son exotisme, mais aussi par sa sérénité, son harmonie avec la nature environnante. Un torii se dressant dans la mer, une pagode à cinq étages, une statue gigantesque de Bouddha, un couple de chiens léonins, des guirlandes tressées… autant de symboles, apparemment hétéroclites, mais que l’on retrouve aux quatre coins de l’archipel et qui, mis ensemble, font le Japon tel qu’on se le représente. Pour bien les comprendre, il faut s’imprégner du sentiment religieux japonais, subtil équilibre entre shintoïsme et bouddhisme. | ||
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DEUX RELIGIONS | ||
Quand on additionne le nombre d’adeptes des différentes religions au Japon,
on obtient un chiffre supérieur à la population totale de l’archipel !
La raison en est simple : 84% des Japonais pratiquent deux religions à la fois,
le shintoïsme et le bouddhisme. Un syncrétisme religieux comme l’Europe n’en a plus
connu depuis l’Empire romain. | ||
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Ces deux religions, aux visées si différentes, évitaient l’écueil de la contradiction : elles pouvaient donc cohabiter harmonieusement et se nourrir de leurs influences réciproques ; c’est ainsi qu’est né le ryōbū shintō (shintō aux deux visages), qui fusionne totalement les deux religions en assimilant les kami à des boddhisattvas. Cette doctrine a certes été contestée après la révolution de Meiji en 1868 et le retour au pouvoir de l’Empereur, qui voulait redonner au shintō sa pureté originelle, mais sans beaucoup de succès : ne dit-on pas des Japonais qu’ils « naissent shintoïstes et meurent bouddhistes » ? C’est en effet là que se situe la clef de la cohabitation : le shintoïsme est associé aux événements heureux comme la naissance tandis que le bouddhisme prépare le salut après la mort. | ||
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LE SANCTUAIRE SHINTO | ||
Ces religions différentes réclamaient des architectures différentes. Le
shintoïsme, prêchant l’harmonie avec la nature, devait naturellement être
pratiqué au cœur de la nature. Pendant longtemps, les kami n’ont donc pas
eu besoin d’abris. Une cascade, deux rochers, une colline suffisaient à former
un lieu de culte. On les entourait pour cela de cordes tressées, les
shimenawa, pour délimiter le territoire sacré et maintenir les mauvais
kami à l’écart.
La transition s’est faite à l’époque kofun ou époque des tumuli (IIIème-Vème siècle après Jésus-Christ) : le Japon était alors une société clanique, qui vivait dans des greniers, des cabanes montées sur pilotis, tout en bois et au toit de chaume, et qui enterrait ses morts dans des tumuli en forme de trou de serrure, entourés d’un cercle de statuettes de terre cuite enfoncées dans le sol et délimitant la zone funéraire, les haniwa (grâce auxquelles on peut justement connaître la forme des greniers puisqu’elles représentent fréquemment des éléments d’architecture). C’est donc à cette époque qu’un clan basé dans le Yamato, près d’Ōsaka, étendit progressivement son emprise sur l’archipel : il allait être à l’origine de la dynastie impériale. Forte de ces victoires, la régente Jingū Kōgō, pourtant enceinte, partit conquérir le Sud de la Corée (la conquête sera temporaire). A son retour trois ans après elle accoucha enfin (elle avait fixé une pierre sur son ventre pour retarder l’accouchement) et, pour remercier les dieux, édifia le premier sanctuaire, Sumiyoshi, sur le modèle des greniers d’alors. Il fut suivi de peu par le sanctuaire d’Ise, dédié à Amaterasu, et par celui d’Izumo, érigé par un clan concurrent, tous deux basés sur la même forme du grenier. Ainsi étaient nés les canons d’une architecture, le sanctuaire shintō ou jinja, qui se perpétuera sur le même principe en dépit des évolutions parallèles de l’architecture privée. Une des caractéristiques du jinja est qu’il n’est pas construit pour l’éternité. Il est reconstruit chaque fois que le nécessite l’usure du bois. Le sanctuaire d’Ise est reconstruit à intervalles réguliers, tous les vingt ans. Sans doute une telle fréquence n’est-elle pas nécessaire pour l’entretien du bois, mais il faut rapprocher cette durée de la durée moyenne de règne d’un empereur : chaque empereur veut, une fois au cours de son règne, procéder à la reconstruction et au rituel qui l’accompagne. L’évolution des sanctuaires au cours des siècles étant minime, nous préférerons une approche architecturale à une approche chronologique. Tout sanctuaire se doit d’abord d’être construit dans un site naturel à la géométrie complexe, car les bâtiments ne doivent pas se présenter d’emblée à la vue du visiteur : le chemin qui mène à l’entrée se doit de faire au moins un coude. Ce chemin doit également comporter au moins trois portiques sacrés, les torii, dont la fonction est de préparer l’entrée dans le monde sacré. La forme du torii, apparentée à un p avec deux branches supérieures, n’est pas élucidée, et pourtant elle est universelle, même si on peut distinguer divers styles selon la forme des piliers, de la poutre de sommet et de la traverse et selon le matériau utilisé – bois, pierre (souvent pour le premier torii, le ichi-no-torii), bronze ou (depuis peu) béton. Si l’on se réfère à l’étymologie, le torii est un perchoir à oiseaux, c’est-à-dire le perchoir du coq sacré emblème de la déesse Amaterasu. Certains y voient également une forme stylisée de l’idéogramme 天, qui signifie « ciel ». La courbure de la poutre supérieure ne fait en général que répondre à celle du toit des bâtiments. La couleur est souvent le rouge, symbole du soleil. Un cas particulier est le torii du sanctuaire de l’île d’Itsukushima, qui a les pieds dans l’eau à marée haute : sa fonction n’est donc pas ici d’accueillir le visiteur, mais plutôt de chasser les mauvais esprits, à l’instar des cordelettes tressées. La pureté est un point essentiel de la religion shintoïque, aussi les sanctuaires sont-ils toujours bâtis à proximité d’une rivière surplombée de ponts (hashi), rouges eux aussi, qu’il faut franchir pour accéder aux bâtiments. Là encore, on préfère des ponts cassés pour éviter la perspective directe des bâtiments. Aujourd’hui, le bain dans la rivière est généralement remplacé par des bassins où l’on se lave les mains et la bouche, parfois ornés de dragons. Une fois faites ces ablutions, on arrive à l’entrée des bâtiments, souvent marquée par des statues d’animaux : le plus souvent ce sont deux chiens-lions, le koma-inu cornu et à la gueule fermée qui représente la puissance latente et le kara-inu à la gueule ouverte, symbole de la puissance réalisée. Ils sont les gardiens du sanctuaire. Les bâtiments (oratoire, salle d’offrandes, parfois bâtiment de purification, salle de danses…) s’organisent autour du Saint des Saints, le honden, résidence du kami. C’est ce honden qui reprend l’architecture du grenier, en bois de cyprès et sur pilotis, avec un toit de chaume dont le faîte est caractéristique : ses arbalétriers se prolongent en des croisillons, les chigi, interprétés comme l’abstraction d’un trophée de chasse, et sur le faîte sont posés transversalement des rondins de bois, toujours en nombre impair, les katsuogi, à la symbolique mystérieuse, même si l’on admet généralement qu’ils servent à protéger le toit en cas de tempête. On retrouve, suspendus çà et là, les shimenawa des origines, parfois décorés de bandelettes de papier blanc. L’intérieur du honden contient rarement une effigie du kami, le shintai (« corps du dieu ») étant généralement représenté par un miroir. Pour comprendre à la fois la symbolique du miroir et celle du shimenawa, il faut se rappeler l’un des mythes fondateurs du Japon. La déesse solaire Amaterasu, vexée par son odieux frère le dieu des tempêtes Susanoo, s’était enfermée dans une grotte pour bouder, privant le monde de ses rayons. Les autres kami imaginèrent un stratagème pour l’en sortir : ils fabriquèrent un miroir qu’ils placèrent à l’entrée de la grotte, et organisèrent une fête si bruyante que la déesse, piquée de curiosité, sortit pour voir ce qui se passait. Elle se trouva face à une superbe déesse qui illuminait tout autour d’elle par sa beauté. Profitant de sa surprise, les autres dieux fermèrent la grotte derrière elle avec une corde sacrée. Amaterasu comprit alors que la belle déesse n’était autre que son reflet et, flattée, elle accepta d’offrir à nouveau au monde ses rayons. C’est en souvenir de ce mythe que l’on ceint les lieux sacrés de shimenawa et que l’on représente les kami par des miroirs. Le miroir est d’ailleurs, avec un collier de joyaux ayant appartenu à la déesse et un sabre que lui avait offert son frère Susanoo, l’un des symboles du pouvoir impérial japonais. Le miroir original de la déesse se trouve exposé dans l’un des bâtiments du sanctuaire d’Ise, le naikū. Si l’architecture des sanctuaires a peu évolué dans les grandes lignes, elle a cependant subi des influences fortes de la part de l’architecture bouddhique. Les termes de « koma-inu » et de « kara-inu » signifient en effet, littéralement, « chien coréen » et « chien chinois ». Ces statues dérivent de statues protectrices du trône du Bouddha. Lors de l’ère Heian (794-1185), on voit apparaître un style bouddhisant dit gongen, dans lequel la salle de prières et le honden sont regroupés sous le même toit, ainsi que des galeries couvertes construites sur le modèle des déambulatoires des monastères. Dans les siècles qui suivent, les sanctuaires deviennent plus monumentaux. La couleur (rouge vermillon généralement) est plus souvent employée, et la noblesse des matériaux n’est plus une nécessité : on accepte les tuiles sur les toits. A la fin du XVIème siècle, l’unification du Japon est l’occasion d’un succès nouveau pour le shintō, la religion nationale. Le style gongen est redécouvert, notamment pour les mausolées des grands unificateurs, tel Tokugawa Ieyasu à Nikkō. Ceci n’est que le début d’une grande phase de redécouverte des styles anciens pendant l’ère d’Edo, jusqu’à la révolution Meiji de 1868. Le retour au pouvoir de l’Empereur alla de pair avec un renouveau du shintō et, à sa mort, on construisit en son honneur le dernier sanctuaire shintō classique, à Tokyo, le Meiji-jingū, dont les matériaux de construction ont été choisis parmi les plus précieux. | ||
LE TEMPLE BOUDDHIQUE | ||
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Les exigences du bouddhisme étaient toutes différentes. La prière et la méditation
étant les éléments centraux du culte, il fallait construire des bâtiments pour
accueillir les communautés monastiques. Il existait un modèle venu du
continent : un mur d’enceinte rectangulaire en terre vient entourer un
ensemble de bâtiments dont les plus importants sont la pagode, tour contenant
les reliques, le kondō ou salle du Bouddha et le kōdō ou salle de
lectures et de prédication. A cela il faut bien sûr ajouter les bâtiments
nécessaires à la vie des moines, salle d’étude, campanile, réfectoire, dortoirs,
généralement plus en arrière. Ce type d’architecture, appelé en japonais tera
ou ji, est bien moins tributaire de l’environnement que le sanctuaire
shintō, et peut notamment être installé en ville. De plus, cette
architecture est dans l’ensemble plus monumentale, du fait de la présence de la
pagode en particulier. Mais surtout, elle a beaucoup évolué au cours des
siècles, accompagnant les évolutions du bouddhisme japonais.
Les premiers temples, comme le Shitennō-ji d’Ōsaka, fondé par Shōtoku, présentent un plan orienté Sud-Nord, dérivé du plan des temples bouddhiques coréens. On trouve du Sud au Nord : la grande porte principale du mur d’enceinte, ou nan-dai-mon, la pagode, le kondō et le kōdō. Le grand temple Hōryū-ji de Nara – la plus ancienne construction en bois encore debout dans le monde – fait exception à cette règle : la pagode et le kondō sont côte-à-côte sur un axe Est-Ouest, ce qui introduit une dissymétrie. La pagode, à cinq étages et à section carrée, s’organise autour d’un pilier central qui reçoit les reliques, et elle est parfois dédoublée, les deux pagodes encadrant alors l’entrée du kondō. Les toits sont formés de rangées de tuiles gris-bleu qui viennent s’appuyer sur les chevrons de la charpente, et les tuiles d’angles ont souvent la forme de démons ou de monstres marins, pour conjurer les mauvais esprits. Les colonnes sont peintes de couleurs vives (vermillon) et laquées – notons que, comme dans toute l’architecture japonaise, y compris l’architecture shintō, les murs ne sont pas porteurs et n’ont pas d’importance, seules les colonnes sont des éléments d’architecture. A l’intérieur du kondō, les statues occupent l’essentiel de l’espace et la plus grande partie de la congrégation doit prier à l’extérieur : au Tōdai-ji, le temple national construit à Nara, la statue du Bouddha mesure quinze mètres de haut ! Par la suite, sous l’influence notamment des sectes Tendai et Shingon, le kondō va se doubler au Sud d’une salle de prières construite sous le même toit, le raidō, et la place laissée aux images saintes dans la partie restante va encore être restreinte par la création d’un déambulatoire courant autour des statues, placées au centre. Quant aux pagodes, elles prennent plus d’importance et multiplient leurs étages, symboles de la montée progressive vers la sagesse. Mais, à Heian comme auparavant à Nara, le bouddhisme dégénère vite dans des pratiques ésotériques difficiles à comprendre pour le peuple. D’où le succès de la secte de la Terre Pure ou Jōdo, fondée au XIIème siècle, qui affirme que pour obtenir le salut il suffit d’invoquer régulièrement et pieusement le nom d’Amida, le Bouddha lumineux. L’innovation architecturale de cette secte est surtout dans le raffinement de la décoration intérieure : peintures chinoises, fleurs odorantes, anges musiciens. L’eau est également très importante, et ces temples sont généralement construits près d’un étang ou d’un fleuve. Dans leurs palais autour de la capitale, les nobles aiment à se faire construire des mini-temples d’Amida. Le temple le plus connu de ce style, le Byōdōin, est d’ailleurs à l’origine une villa noble. Si le kondō en lui-même reprend le système du déambulatoire, il présente l’originalité d’être inclus dans un bâtiment en forme de phénix aux ailes déployées, et garni d’effigies de ce même oiseau (l’oiseau sacré d’Amida) sur le faîte des toits. Au Moyen Age, on revient pourtant aux influences continentales (styles « indien » et « chinois ») et à la vie monacale. La période est en effet marquée par le développement de la secte zen, qui préconise un travail profond de méditation. On cherche avant tout l’élévation. L’architecture en est modifiée : le kondō, maintenant appelé butsuden, présente un plafond peint avec des motifs de dragon à l’encre de Chine. L’image sacrée est placée sur une plate-forme en hauteur. Tous les toits sont plus hauts. La salle d’études, la bibliothèque, les appartements du maître prennent une importance considérable. Enfin, on voit apparaître des reliquaires au toit très étendu en hauteur, les shariden, comme à l’Engaku-ji. La porte principale du temple n’est plus le nan-dai-mon mais une porte intérieure, le san-mon. Mais l’élément le plus connu du paysage zen n’est pas architectural : c’est le jardin zen, qui remplace la végétation par des pierres et du sable. Le plus célèbre est le jardin du Ryōan-ji, dont les quinze rochers posés sur du sable ridé symbolisent des îles dans l’océan ou des sommets de montagne perçant les nuages, paysages propres à la méditation. Au XVème siècle, les temples profitent des innovations de l’architecture séculière : étagères, alcôves, pavillons de thé, shoin (bureaux). L’art du temple bouddhique culmine alors avec le Pavillon d’Or (Kinkaku-ji) et le Pavillon d’Argent (Ginkaku-ji), qui sont une véritable somme des acquis antérieurs. Le Pavillon d’Or, construit par le shōgun Yoshimitsu, comprend trois étages, le premier étant un étage d’habitation, le second un kondō et le troisième un shariden. Recouvert de feuilles d’or, il est construit au bord d’un étang et surplombé du phénix d’Amida. Malheureusement, le bâtiment actuel est une reconstitution, l’original ayant été incendié en 1950. Les autres bâtiments du temple avaient disparu auparavant. Le Pavillon d’Argent, construit par le shōgun Yoshimasa, descendant du précédent, est en revanche entouré de plusieurs bâtiments, dont un pavillon de thé, le tout dans un jardin zen marqué par la présence d’un immense cône de sable blanc. Le Pavillon n’est pas en argent, mais les reflets de la lune lui confèrent une couleur argentée la nuit. Le temple bouddhique a alors atteint sa perfection. L’ère Edo ne verra qu’une répétition des formes connues. La révolution de Meiji, dans sa chasse à tout ce qui est d’origine étrangère, détruira de nombreux trésors d’architecture bouddhique, mais le bouddhisme reprendra très vite ses droits. Notons pour finir que si l’architecture bouddhique a beaucoup influencé l’architecture shintoïque, l’inverse est également vrai. En effet, le Shitennō-ji a son entrée marquée par un torii de pierre. D’autre part, chaque fois qu’il a cherché une plus grande pureté, et notamment dans le cadre du zen, le bouddhisme s’est tourné vers les matériaux nobles de l’architecture shintō : chaume et bois de cyprès. | ||
CONCLUSION | ||
Le syncrétisme religieux japonais est un cas exemplaire, où deux architectures
religieuses très différentes cohabitent en un subtil équilibre entre séparation
et influence. Le but de cette présentation était de donner des clefs pour
comprendre les symboliques respectives des deux architectures, leur évolution
parallèle et leurs influences réciproques. Mais pour bien s’en imprégner rien ne
vaut le voyage au Japon ! | ||
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